PLUTARQUE OEUVRES MORALES
Comment il faut écouter
[1] La dissertation que j'ai prononcée en public sur la manière d'écouter, je vous l'envoie, ô Nicandre, après l'avoir mise en écrit, afin que vous sachiez accueillir convenablement les avis, maintenant que vous êtes éloigné des maîtres et que vous avez pris la robe virile. Car dans cet affranchissement de toute autorite, qui est regardé comme de l'indépendance par certains jeunes gens mal élevés, ils s'imposent à eux-mêmes des tyrans plus impérieux que n'étaient les maîtres et les précepteurs de leur enfance : je veux parler de leurs passions, qui se sont, en quelque sorte, délivrées de toutes entraves. De même que les femmes, dit Hérodote, se dépouillent de leur pudeur lorsqu'elles se dépouillent de leur tunique; de même certains jeunes gens qui viennent de déposer la robe de l'enfance déposent toute honte, toute crainte, et, se débarrassant de l'appareil qui leur imposait un maintien, se plongent dans le désordre. Mais vous, qui souvent avez entendu dire que c'est tout un de suivre Dieu et d'obéir à la raison, persuadez-vous bien que, pour les esprits sensés, le passage de l'enfance à l'âge viril est moins l'affranchissement de toute autorité que ce n'est un changement de maîtres. Au lieu d'un mercenaire, d'un homme à gages, ils prennent un guide divin, qui est la raison, pour se diriger dans la vie; et ceux qui suivent un tel conducteur doivent être seuls estimés libres, puisque seuls , ayant appris à vouloir ce qu'il faut, ils vivent comme ils veulent. Mais lorsque l'ignorance et l'irréflexion préside aux mouvements de l'âme et aux actes de la vie, c'est là une liberté sans noblesse, une liberté des plus restreintes, qu'accompagne un continuel repentir. [2] Mais de même que parmi ceux qui sont inscrits sur les registres civils, les uns, nés ailleurs et complétement étrangers, murmurent et se plaignent de presque tous les actes des magistrats, tandis que ceux qui sont nés dans le pays, qui y ont été élevés, qui y ont pris leurs habitudes, acceptent sans humeur les prescriptions de la loi pour ce qui les concerne et savent s'en accommoder; de même, lorsque longtemps on s'est trouvé nourri au sein de la philosophie, lorsque dès son jeune âge on a été habitué à ce que toute leçon d'enfance, tout enseignement que l'on recevait fussent mélangés d'une parole philosophique, on doit arriver à l'exercice de la philosophie elle-même avec un excellent vouloir et avec des dispositions parfaitement convenables. Or la philosophie seule, grâce à la raison, donne en réalité aux jeunes gens une parure virile et complète. Je pense donc que vous n'accueillerez pas sans intérêt ce qui concerne le sens de l'ouïe. C'est le plus efficace de tous, au dire de Théophraste, quand il s'agit d'émouvoir l'âme. Il n'y a en effet ni spectacle, ni saveur, ni contact qui produise des transports, des troubles, des ébranlements aussi considérables que ceux dont l'âme est saisie quand certains bruits, certains fracas, certains sons viennent frapper l'oreille. Or l'ouïe est appropriée à la raison plus encore qu'elle ne l'est à la passion. Bien des places, bien des parties de notre corps laissent à travers elles le vice pénétrer jusqu'à notre âme; mais la vertu ne peut s'emparer de celle-ci qu'au moyen des oreilles, et encore faut-il que dès le principe on les ait gardées pures, incorruptibles à la flatterie, inaccessibles aux mauvais discours. C'est pourquoi Xénocrate conseillait de mettre des « couvre-oreilles » aux enfants plutôt qu'aux athlètes, parce que ces derniers ne sont en danger d'avoir que les oreilles meurtries par les coups, tandis que c'est l'âme des jeunes gens qui est pervertie par les discours. Non pas qu'il voulût les empêcher de rien ouïr et les rendre sourds complétement, mais il recommandait ainsi de les mettre en garde contre les mauvaises doctrines jusqu'à l'époque où d'autres discours honnêtes, émanés de la philosophie, deviendraient des espèces de sentinelles et occuperaient, au profit de la saine morale, cette partie de nous-mêmes que le langage frappe et persuade d'une façon plus efficace. Bias l'ancien ayant reçu d'Amasis l'ordre de lui envoyer la pire et la meilleure partie de la chair d'une victime, en détacha la langue, et la lui adressa : il voulait lui faire entendre que la parole est ce qu'il y a de plus dangereux à la fois et de plus utile. D'ordinaire, lorsque nous embrassons les petits enfants, nous les prenons par les oreilles, et nous leur disons de nous saisir aussi par là, pour donner ainsi plaisamment à entendre qu'il faut aimer surtout ceux de qui on profite par les oreilles. En effet, le jeune homme que l'on a tenu écarté de toute audition, qui n'a goûté d'aucun discours, non seulement ne produira de lui-même ni fruit ni fleur de vertu, mais encore pourra tourner son âme au vice. Il en sera de cette âme comme d'un sol non remué, d'un sol laissé en friche, qui ne donne que des herbes sauvages. C'est là une conséquence évidente : car l'ardeur pour le plaisir et l'aversion du travail ne pénètrent pas en nous du dehors et ne nous sont pas inspirées par les discours, ce sont des sentiments innés, qui deviennent la source d'une infinité de passions et de maladies. Si donc à ces sentiments on laisse toute liberté de s'étendre là où ils ont germé, si de sages discours ne les font disparaître ou ne les détournent en corrigeant la nature, il n'est point de bête sauvage qui ne soit évidemment moins farouche que l'homme. [3] C'est pourquoi, en raison de la grande utilité et du danger non moins grand que l'audition présente à la jeunesse, je pense qu'il est bon de converser fréquemment sur cette matière et avec soi-même et avec autrui. Or, à cet égard, nous voyons la plupart agir imprudemment. Ils s'exercent à discourir avant d'avoir été façonnés à écouter; et ils se figurent que pour parler il y a une science et une pratique, mais que pour l'audition elle apporte toujours du profit, quelle que soit la manière de s'en servir. Et pourtant, au jeu de paume on apprend tout ensemble à recevoir la balle et à la lancer; mais dans la pratique oratoire il n'en est pas ainsi : le talent d'accepter convenablement les discours est antérieur au talent de les prononcer, comme la conception et la gestation est, dans les animaux, antérieure à l'enfantement. Lorsque les oiseaux pondent des oeufs sans germe, appelés « oeufs conçus du vent », on dit qu'il n'en résulte que des débris imparfaits et des embryons inanimés. De même, quand les jeunes gens ne savent pas écouter et qu'ils n'ont pas été habitués à profiter par l'audition, leur parole est comme un oeuf sans germe. C'est un son « Dispersé dans les airs, stérile, insaisissable ». Pour que les vases reçoivent la liqueur qui s'y verse, nous les penchons, nous les tournons de notre côté, nous tâchons qu'il y ait réellement introduction, et non pas effusion; mais on ne connaît pas le procédé qu'il faut suivre pour se mettre à la disposition de celui qui parle; on ne sait pas adapter son sens auditif à la perception des paroles, de manière à ne laisser rien échapper des discours utiles. Contraste souverainement ridicule : si l'on se trouve avec une personne qui raconte un festin, une cérémonie, un songe, une altercation injurieuse qu'elle a soutenue, on écoute en silence et l'on supplie le narrateur d'achever son récit. Mais si un autre personnage, après avoir attiré à soi des auditeurs, entreprend de leur enseigner quelque vérité utile, de les avertir de leurs devoirs, de les réprimander sur leurs fautes, d'adoucir leur humeur chagrine, ils ne peuvent l'endurer; et même, pour peu qu'ils en soient capables, ils combattent ce qu'a dit ce raisonneur, ils tâchent de rester victorieux dans la discussion, et s'ils n'y peuvent réussir, ils s'enfuient pour aller écouter des propos d'un autre genre et tout à fait frivoles. Comme des vases en mauvais état et fendus, ils remplissent leurs oreilles de toutes sortes de discours, plutôt que de ce qui leur est véritablement nécessaire. Ceux qui dressent bien les chevaux leur font une bouche docile au frein; ceux qui élèvent bien les enfants les rendent attentifs à la parole, leur apprenant à écouter beaucoup, à parler peu. Ainsi, pour louer Épaminondas, Spintharus disait : « Je n'ai pas facilement rencontré quelqu'un qui sût plus de choses que lui et qui parlât moins ». On dit encore : « Si la nature a donné à chacun de nous deux oreilles et une seule langue, c'est parce que notre devoir est de moins parler qu'écouter ». [4] Ainsi donc, en toute circonstance, le silence est pour le jeune homme un ornement assuré, et surtout lorsqu'il entend parler un autre. Il ne doit pas se troubler, ne pas se récrier à chaque parole : même si le discours ne lui plaît guère, il faut qu'il se contienne et attende que son interlocuteur ait fini de parler. Quand celui-ci a terminé, il doit ne pas reprendre tout aussitôt la parole, et comme dit Eschine, laisser quelques instants d'intervalle, soit que l'autre veuille ajouter quelques mots à ce qu'il a dit, soit qu'il ait à y faire des changements et des suppressions. Mais interrompre brusquement, ne savoir pas plus écouter qu'on ne sait se faire écouter soi-même, parler quand parle un autre, c'est manquer complétement de savoir-vivre. Celui, au contraire, qui a été habitué à prêter l'oreille en restant maître de sa personne et en montrant de la réserve, celui-là recueille et garde les discours utiles; et pour les discours inutiles ou faux, il les discerne et les reconnaît mieux. On voit qu'il recherche la vérité, qu'il n'est ni agressif, ni présomptueux, ni acariâtre. Aussi quelques-uns ont-ils dit avec justesse, qu'il vaut mieux de l'esprit des jeunes gens faire sortir la jactance et l'orgueil que l'air des outres, lorsqu'il s'agit d'y verser quelque chose d'utile; sinon, plein de vent et trop gonflé, cet esprit ne reçoit rien. [5] La rivalité accompagnée de jalousie et de mauvais vouloir n'est par sa présence utile à quoi que ce soit; c'est au contraire un obstacle qui s'oppose à toute espèce de bien, et pour celui qui désire écouter, il ne saurait y avoir assistant et conseiller de pire espèce. L'envie empoisonne les propos utiles; elle les rend odieux et insupportables, attendu que les envieux aiment toute chose de préférence à ce qui est bien dit. En effet celui qu'affligent la richesse, la gloire, la beauté des autres, est seulement envieux parce que le bonheur d'autrui le rend malheureux; mais celui qui se chagrine d'entendre un beau discours s'afflige de ses propres biens. Je m'explique : comme la lumière pour les yeux, de même la parole pour les oreilles est un avantage précieux, si l'on consent à l'accueillir. La jalousie qu'inspirent d'autres avantages possédés par le prochain naît du manque d'éducation et d'une nature vicieuse; la jalousie que l'on porte à ceux qui parlent bien a pour cause l'émulation et l'amour de la gloire, mais une émulation, un amour de la gloire injustes et déplacés, qui ne permettent même pas à ceux qui en sont dominés d'écouter ceux qui parlent. Cette jalousie trouble l'intelligence, elle la déconcerte, parce que, en même temps qu'on examine sa propre manière d'être pour savoir si l'on est inférieur à celui qui parle, on s'occupe encore des auditeurs pour reconnaître s'ils sont entraînés et s'ils admirent. Les éloges donnés à l'orateur sont autant de coups que l'on reçoit; on est furieux contre les assistants s'ils sont favorables à celui qui parle. Ce qu'il a dit on le laisse passer, on le néglige, parce qu'on s'affligerait de le garder en sa mémoire ; ce qui va suivre, on n'y apporte qu'une attention troublée et incertaine, tant l'on craint que ce ne soit meilleur que ce qui a été dit; on a hâte de voir l'orateur se taire le plus tôt possible quand il parle trop habilement; enfin, la séance levée, on ne s'attache à rien de ce qui a été dit : on suppute les voix et les dispositions des assistants. Ceux qui approuvent on les fuit et l'on bondit loin d'eux avec l'impétuosité d'un fou, mais on court après ceux qui blâment et dénaturent le discours prononcé, afin de faire chorus avec eux. S'il n'y a rien à dénaturer, on oppose, par voie de comparaison, quelques autres orateurs comme ayant parlé mieux et avec plus de puissance. Finalement, à force d'avoir perverti, annihilé l'audition, on se la rend à soi-même inutile et tout à fait sans profit. [6] Il faut donc que, l'amour-propre capitulant avec le plaisir d'écouter, l'on prête à celui qui parle une attention propice et bienveillante, comme si l'on était admis à un banquet sacré ou aux cérémonies qui précèdent un sacrifice. Il faut louer la puissance de tel orateur quand il a réussi; il faut, en tout cas, se contenter du zèle même avec lequel il communique ses propres pensées et cherche à persuader les autres au moyen des arguments qui l'ont persuadé lui-même. Si la faveur générale l'accueille, on doit réfléchir que ce n'est pas à la fortune, au hasard, mais bien à l'étude, au savoir, au travail que sont dûs de tels succès; et en cela il faut imiter avec un sentiment d'admiration et de rivalité générale ceux qui ont réussi. Si, au contraire, l'orateur a échoué, on doit s'appliquer à reconnaître quelle en a été la raison et comment il a fait fausse route. De même que Xénophon dit que les habiles administrateurs trouvent des auxiliaires dans leurs ennemis aussi bien que dans leurs amis, de même les auditeurs bien éveillés et attentifs trouvent du profit à écouter non seulement celui qui réussit, mais encore celui qui a eu peu de succès. En effet, la bassesse des pensées, le vide de la parole, une contenance déplaisante, l'espèce de frénésie et la satisfaction maladroite avec laquelle on reçoit les éloges, en un mot toutes les imperfections sont bien mieux reconnues par les auditeurs qu'elles ne le sont par les orateurs occupés à parler. Il faut donc retourner sur nous-mêmes l'examen auquel nous les avons soumis, et voir si nous ne tombons pas à notre insu dans quelque défaut du même genre. Rien n'est plus facile que de blâmer le voisin; mais cette critique est stérile et vaine si elle ne nous sert pas à corriger en nous et à éviter des fautes du même genre. N'hésitons pas, quand nous voyons les autres mal faire, à nous répéter le mot de Platon « Est-ce que par hasard je ne leur ressemble pas? » De même que nous voyons briller nos propres yeux dans les yeux de ceux que nous regardons, de même nous pouvons étudier notre manière de parler dans celle des orateurs que nous entendons. Ainsi nous prendrons l'habitude de ne pas mépriser trop témérairement les autres et de prêter à leurs discours une attention plus sérieuse. A cet effet, il sera profitable d'user aussi de la comparaison. Rendus à nous-mêmes après avoir entendu quelqu'un discourir, reprenons quelques-unes des parties qui ne ne nous auront pas paru convenablement ou suffisamment traitées. Travaillons sur cet objet même, et mettons-nous résolument à compléter tel endroit, à rectifier tel autre, à dire ceci d'autre façon, à recomposer cela entièrement et de nouveau pour mieux l'ajuster . au sujet. C'est ce que fit Platon pour la harangue de Lysias. Car il n'est pas difficile de critiquer un discours écrit : rien même n'est plus aisé; mais y substituer une composition meilleure, c'est besogne tout à fait laborieuse. Ainsi pensait ce Lacédémonien : ayant entendu dire que Philippe avait saccagé la ville d'Olynthe : « il ne saurait pourtant, dit-il, en reconstruire une pareille » . C'est pourquoi, lorsqu'ayant entrepris une dissertation, nous aurons reconnu évidemment que nous n'avons pas une grande supériorité sur ceux qui ont traité le même sujet, nous rabattrons beaucoup de nos dédains, nous aurons bien vite réprimé notre confiance et notre amour-propre, si nous nous sommes soumis à l'épreuve de comparaisons semblables. [7] Maintenant, à la manie de mépriser s'oppose, par contraste, la manie d'admirer. Cette dernière provient sans doute d'une nature plus bienveillante et plus douce; néanmoins elle exige aussi beaucoup de ménagements, et peut-être en demande-t-elle davantage. Car si pour l'auditeur insolent et dédaigneux les orateurs qu'il entend sont moins profitables, pour l'auditoire enthousiaste et sans malice ils sont plus dangereux; et l'on aurait tort de blâmer le mot d'Héraclite : « Le sot aime à se laisser éblouir par les discours qu'il entend ». Il faut donc simplement accorder des éloges à ceux qui parlent, mais n'accorder qu'avec beaucoup de réserve son adhésion à leurs discours. S'agit-il du débit, de la prononciation de ceux qui s'évertuent à bien dire: montrons-nous spectateurs bienveillants et candides; mais que l'utilité, que la vérité de ce qu'ils disent soit pour nous l'objet d'un examen consciencieux et inflexible. Par ce moyen ceux qui auront parlé ne nous haïront pas, ce qu'ils auront dit ne nous sera pas préjudiciable ; et d'autre part, notre bon vouloir et notre confiance en eux ne nous feront pas accepter à notre insu une foule de maximes fausses et erronées. Aussi les magistrats des Lacédémoniens ayant un jour approuvé le conseil que proposait un homme de moeurs décriées, voulurent que ce conseil fût énoncé par la bouche d'un citoyen pur et irréprochable : c'était agir sagement et avec prudence, c'était habituer le peuple à céder à l'influence des moeurs plutôt qu'à la parole de ceux qui conseillent. Mais en matière de philosophie, il faut faire abstraction de la renommée de l'auteur, et examiner ses doctrines relativement à leur valeur intrinsèque. Car de même qu'à la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, une audition se compose de bien des détails qui ne servent qu'à en imposer. Les cheveux blancs de celui qui parle, la composition de ses gestes, le froncement de ses sourcils, sa jactance, et surtout les cris, le tumulte, les trépignements de l'assemblée, tout frappe un auditeur jeune et sans expérience : c'est comme un courant auquel il se laisse entraîner. La diction exerce pareillement une sorte de tromperie, lorsqu'elle est douce et pleine, que les faits sont exposés avec une certaine ampleur et un certain appareil. De même que quand des vers sont chantés avec accompagnement de flûte on ne fait pas attention le plus souvent à ce qu'il y a de mauvais dans les paroles, de même un débit abondant et majestueux éblouit l'auditeur placé en présence de ce qu'on lui montre. On s'explique la réponse de Mélanthius. Quelqu'un lui demandait son avis sur la tragédie de Denys : « Je ne l'ai pas vue », dit-il : « les mots me l'ont cachée ». Or la plupart des sophistes dans leurs dissertations et leurs harangues, non seulement se servent des paroles comme pour les mettre au devant de leurs idées ; mais encore, curieux qu'ils sont de plaire, ils donnent à leur voix des inflexions moelleuses, adoucies, chantantes, afin d'enivrer en quelque sorte et de séduire leurs auditeurs. Toutefois ils ne leur procurent qu'un plaisir vide, et reçoivent en échange une gloire plus vide encore, de façon qu'ils justifient la réponse de Denys. Ce prince, à ce qu'on rapporte, avait promis à un célèbre joueur de cithare de magnifiques présents lorsque celui-ci était monté sur la scène, mais ensuite il ne lui donna rien, prétendant lui avoir rendu le plaisir qu'il avait reçu de lui. « Car », lui dit-il, « autant ta m'as réjoui en chantant, autant tu as été réjoui toi-même en espérant. » C'est, au reste, ce genre de salaire que les auditeurs payent à ceux qui parlent. On les admire tant que l'on est tenu sous le charme; et quand on ne les entend plus, le plaisir s'est enfui, la gloire de celui qui a parlé est réduite à rien ; il y a pour les auditeurs perte absolue de leur temps, et pour l'orateur perte des études de sa vie entière. [8] C'est pourquoi il faut laisser de côté tout ce que les paroles ont de superflu et d'inutile, et n'en poursuivre que le fruit même. On imitera non pas les bouquetières, mais les abeilles. Les premières, en effet, ne songent qu'aux fleurs et aux feuilles qui ont le plus de parfum et d'éclat ; elles les assortissent et les entrelacent de manière à en faire un ouvrage agréable, il est vrai, mais éphémère et dénué de profit; au contraire les abeilles, sans cesse voltigeant au milieu de prairies émaillées de violettes, de roses, de jacinthes, se dirigent vers le thym dont l'odeur est ce qu'il y a de plus âcre, de plus pénétrant, et c'est sur cette plante qu'elles se fixent « Pour composer l'or de leur miel ». Quand elles en ont pris ce qui leur est utile, elles s'envolent et retournent à leur propre besogne. De même, l'auditeur studieux et d'un goût pur ne doit pas rechercher dans les mots ce qui est seulement fleuri et affecté, dans les pensées ce qui est théâtral et pompeux : il ne verra dans ce vain luxe qu'herbes inutiles, bonnes pour les frelons qui s'appellent des rhéteurs. Grâce à ses habitudes de méditation il pénétrera dans l'esprit du discours, cherchera quelle a été l'intention de l'auteur; et il retirera de l'oeuvre même ce qu'elle a d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas venu dans un théâtre ou à un concert, mais qu'il est dans une école, dans un lieu où il faut s'instruire et où il a le dessein dé se corriger d'après les paroles qui seront dites. Pour apprécier un discours que nous avons entendu et pour en porter un jugement, nous devons donc aussi nous étudier nous-mêmes, et reconnaître dans quelles dispositions il nous a laissés. Il faut nous rendre un compte exact, et décider dans quelle mesure quelques-unes de nos passions en sont devenues moins violentes, quelques-uns de nos chagrins, plus légers; nous demander si notre confiance, notre résolution s'est affermie, si nous ressentons de l'ardeur pour l'honnêteté et la vertu. Car, puisqu'en sortant des mains d'un coiffeur nous allons nous placer devant le miroir, portant les mains à notre chevelure, examinant de quelle manière il nous a taillé les cheveux et ce qu'il y a de changé dans notre coiffure, à plus forte raison devons-nous, en sortant d'une audition et d'une école, reporter aussitôt nos regards sur nous-mêmes, étudier notre âme, et chercher à reconnaître si elle s'est purifiée de quelques-unes de ses souillures, débarrassée de quelques superfluités, pour devenir et plus dégagée et plus belle. « Tout bain et tout discours qui ne purifient pas dit Ariston, sont entièrement inutiles ». [9] Que le jeune homme soit donc satisfait parce qu'il a trouvé du profit dans les discours. Mais il ne faut pas que le plaisir soit son but quand il écoute; il ne doit pas croire qu'il lui faille sortir de l'école en chantonnant et tout joyeux. Il ne s'agit pas de vouloir exhaler une odeur d'essences lorsqu'on a besoin de fomentations et de cataplasmes. Notre jeune homme songera plutôt à remercier ceux qui auront su, par la force pénétrante de leur parole, dissiper les ténèbres épaisses et les incertitudes de son âme, comme avec la fumée on écarte un essaim d'abeilles. Car s'il convient à ceux qui parlent de ne pas négliger entièrement la grâce et la persuasion du discours, ce n'est pas au jeune auditeur à remarquer ces détails, du moins dans le commencement : il s'en occupera plus tard. De même que ceux qui boivent s'amusent quand ils n'ont plus soif à examiner les ciselures des coupes et à retourner celles-ci dans leurs mains, de même c'est lorsque le jeune homme aura été bien rempli de préceptes et reprendra haleine, qu'on lui permettra d'examiner la diction pour voir ce qu'elle a d'élégant et de recherché. Mais l'auditeur qui tout d'abord ne s'attache pas aux choses et à la substance, mais veut qu'on lui présente un style remarquable par son atticisme et sa délicatesse, ressemble à un homme qui refuserait de boire du contre-poison dans un vase pétri d'une autre argile que celle du promontoire Colias en Attique, ou de se couvrir en hiver d'un manteau dont la laine n'aurait pas été prise sur des moutons de l'Attique, et qui s'en tiendrait à un manteau bien transparent et bien mince, image de cette faconde de Lysias. Un tel verbiage ne saurait agir sur un auditeur et le laisse insensible. Ce sont ces goûts vicieux qui sont cause d'une si complète stérilité de bon sens et de méthode, qui ont introduit dans les écoles tant de charlatanisme et de bavardage. Les jeunes gens ne considèrent ni la vie, ni les actes, ni les principes politiques de l'homme qui se donne pour philosophe ; ils n'ont de louanges que pour des mots, pour de pompeuses professions de foi ; mais si ce qu'on leur a débité est utile ou non, nécessaire ou vide et sans portée, c'est là ce qu'ils ne savent pas et ce qu'ils ne veulent pas examiner. [10] A la suite de ces préceptes en vient naturellement un autre, qui concerne les questions à proposer. Quand l'on s'est rendu à un festin, on doit manger les mets qui sont servis, et non pas en exiger d'autres, ni se plaindre. L'auditeur qui est venu pour se nourrir de ce qui va être dit, et qui sait que les matières de la leçon ont été déterminées à l'avance, doit écouter silencieusement celui qui prendra la parole. Car les gens qui mettent un orateur sur un texte autre que le sien, qui lui lancent des interrogations, qui formulent à chaque instant des doutes, sont loin de lui ménager un auditoire agréable et de facile composition. Eux-mêmes ne profitent nullement de sa parole; et ils portent le trouble dans son esprit et dans ses discours. Quand c'est l'orateur qui invite l'auditoire à l'interroger et à formuler des questions, il ne faut se mettre en avant que pour en proposer qui soient utiles et nécessaires. Les prétendants se moquent d'Ulysse « Qui demande du
pain, mais non pas une armure, parce qu'ils se figurent que la preuve d'un grand coeur, c'est de donner, et aussi de demander, quelques objets dont la valeur soit considérable. Mais il y aurait bien plutôt lieu de se moquer d'un auditeur qui inviterait le discourant à traiter des questions mesquines et sans importance. C'est ainsi que, par envie de babiller, certains jeunes gens prétentieux et qui veulent étaler leur bagage de dialectique ou de mathématiques, ont coutume de proposer des questions « sur la division des infinis, sur le mouvement des corps selon le côté ou selon le diamètre. » Appliquons-leur les paroles que Philotimus disait à un malade rongé d'ulcères et consumé par la phthisie. Cet homme le suppliait de lui donner un remède contre un panaris ; mais Philotimus ayant reconnu à son teint et à son haleine combien il était gâté au dedans : « Ce n'est pas de panaris, » lui dit-il, « qu'il s'agit pour toi en ce moment ». De même, ô jeune homme, il ne te convient pas à cette heure de t'occuper de semblables questions : cherche plutôt comment, après t'être affranchi de la vanité; de la jactance, de la passion amoureuse, des propos futiles, tu t'affermiras dans une vie modeste et saine. [11] Il faut encore savoir concilier les habitudes d'écouter convenablement avec la science et avec la facilité naturelle de celui qui parle. C'est sur les questions où il est le plus habile qu'on l'interrogera. A celui qui s'occupe surtout de morale ne faites pas violence en lui proposant des sujets de physique ou de mathématiques : ce serait l'embarrasser. Si un autre est consommé dans les sciences naturelles, ne le traînez pas sur le terrain des syllogismes connexes ou des solutions de sophismes ». Car, de même que l'homme qui tâcherait de fendre du bois avec une clef et d'ouvrir une porte à coups de hache semblerait moins encore gâter hache et clef que se priver de l'usage et de la puissance de ces deux instruments ; de même, commander à celui qui parle de traiter un sujet que la nature de son esprit et ses études lui rendent étranger, ne savoir pas accueillir et utiliser ce qu'il possède et ce qu'il produit, c'est non seulement se faire en cela un tort personnel, c'est, de plus, encourir le reproche de malveillance et de méchanceté. [12] Il faut se garder aussi de proposer un trop grand nombre de questions et d'en proposer trop souvent : car c'est encore là faire en quelque sorte montre de sa personne. Mais écouter soi-même un autre qui se donne la peine d'en formuler, c'est fournir la preuve d'un esprit curieux et avide de communications. On excepterait, toutefois, le cas où l'on se sentirait obsédé, sollicité par quelque passion demandant à être arrêtée, ou par une douleur morale qu'il fallût adoucir. Car peut-être, comme dit Héraclite, le mieux n'est-il pas de cacher son ignorance : peut-être est-il préférable de la mettre en lumière afin de la guérir. Si un mouvement de colère, un accès de superstition, une querelle violente avec nos domestiques, un désir furieux provoqué par l'amour, « De l'âme remuant les plus secrètes fibres », porte le trouble dans notre intelligence, n'allons pas nous réfugier vers quelque autre sujet d'entretien, et reculer ainsi devant l'occasion d'être repris de nos fautes. Ce sont les discours où il est parlé de ces mouvements mêmes, qu'il faut aller entendre ; et après la séance on prendra le maître à part, pour conférer avec lui et lui adresser des questions. On agira au rebours de beaucoup de gens : ils goûtent les philosophes discourant sur les autres, et ils les admirent; mais si l'orateur, laissant de côté le prochain, leur adresse personnellement des observations pleines de franchise sur leurs devoirs les plus importants et les leur remet en mémoire, ils s'irritent et prétendent qu'il s'occupe de ce qui ne le regarde pas. Ces gens se figurent volontiers que, semblable aux tragédiens qui sont sur le théâtre, le philosophe doit être entendu dans son école, mais que pour tout ce qui est hors de là il n'a sur eux aucune supériorité. Sans doute cette opinion est vraie à l'égard des sophistes. Quand ceux-ci sont descendus de leur trône , qu'ils ont déposé leurs livres et leurs prolégomènes, ils laissent voir dans les actes importants de la vie leur bassesse et leur servilité. Mais on ne sait pas ce qu'il en est des véritables philosophes : on ignore que de leur part une seule parole, plaisante ou sérieuse, un seul geste, un sourire, un froncement de sourcils, et surtout une allocution bien concluante adressée directement, ont toujours du fruit et de l'utilité quand, par habitude prise, on a le courage de les laisser parler en leur prêtant l'oreille. [13] Ce qui concerne les éloges a besoin aussi de précaution et de mesure, parce que l'insuffisance et l'excès n'y sont pas convenables de la part d'un homme libre. Rien de plus lourd, de plus insupportable, qu'un auditeur qui reste indifférent et insensible à tout parce que, trop convaincu de son mérite, il est plein d'un amour-propre profondément enraciné. En homme qui aurait à dire des choses meilleures que celles qu'il entend, jamais il ne fléchira la rigidité de ses sourcils, jamais il ne proférera une parole qui témoigne qu'il écoute avec bienveillance et avec plaisir. Ce sera un silence et une gravité de commande ; et par cette attitude affectée il cherchera à conquérir une réputation d'homme grave et profond, se figurant qu'il en est des louanges comme de l'argent : que plus on en donne aux autres, moins on en garde pour soi. Car bien des gens prennent mal et à contre-sens cette parole de Pythagore, « que le plus grand avantage qu'il eût retiré de la philosophie, c'était de ne s'étonner de rien ». Ces gens-là croyent que le sens exquis consiste dans l'obstination à ne louer, à n'honorer personne ; et ils veulent se rendre importants à force de dédain. Il est bien vrai que l'esprit philosophique fait disparaître les habitudes d'admiration et d'enthousiasme qui naissent de l'inexpérience et de l'erreur, parce qu'il enseigne à découvrir, à expliquer la raison de chaque chose ; mais la philosophie ne supprime pourtant point la bonté, la noblesse des sentiments, la bienveillance. Rien ne rehausse plus réellement, plus sûrement, le mérite personnel que l'aveu du mérite d'autrui. On s'honore le plus convenablement possible à honorer les autres, parce que l'on prouve que l'on est soi-même suffisamment riche en gloire sans avoir rien à envier sous ce rapport. Au contraire quand on est chiche d'éloges, il semble que ce soit par pauvreté, et que l'on en ait besoin pour son propre compte. L'excès contraire, c'est de ne se montrer nullement judicieux, de ne pas ouïr un mot, une syllabe sans bondir, sans pousser des exclamations. C'est être trop léger, trop oiseau. Souvent par là on déplaît à l'orateur lui-même, et toujours on fatigue ceux qui l'écoutent, parce qu'on les trouble, on les dérange malgré eux, on les entraîne, on les force en quelque sorte à faire chorus par respect humain. On n'a soi-même tiré aucun profit, parce que l'audition a toujours été bruyante et confuse au milieu de ces applaudissements; et l'on se retire laissant de soi une de ces trois opinions, ou que l'on a voulu se moquer, ou que l'on est un flatteur, ou que l'on ne s'entend pas le moins du monde à l'appréciation des oeuvres d'esprit. Le magistrat qui rend la justice doit écouter les parties sans haine et sans faveur, ne prononçant que d'après sa conscience et en vue de l'équité. Mais pour les auditions philosophiques, il n'est ni loi ni serment qui interdise d'écouter avec bienveillance celui qui prononce une dissertation. Il y a plus : les anciens ont placé Mercure et les trois Grâces sur un même piédestal, voulant faire comprendre que le discours demande surtout des dispositions gracieuses et bienveillantes. Ils ne supposaient pas qu'un orateur pût se jeter dans les digressions et les théories erronées avec un tel aveuglement, qu'il n'énonçât jamais une pensée louable, qu'il n'en rappelât quelqu'une émise par d'autres, qu'il ne donnât lieu à profiter soit du sujet même qu'il avait choisi pour son discours, soit du style, soit de la disposition des diverses parties : « Ainsi, près du
chardon, de la ronce étoilée, Lorsque des gens qui débitent en public un éloge du vomissement, de la fièvre, et même, juste ciel! de la marmite, ne manquent pas d'auditeurs attentifs, est-ce à dire qu'un discours prononcé par un homme passant d'ailleurs pour être philosophe ou en ayant le titre, ne pourrait pas du tout fournir à des auditeurs favorablement disposés et bienveillants un seul moment de relâche, une seule occasion pour l'applaudir? Les jolis visages, comme dit Platon, captivent tous d'une manière ou d'une autre les gens de complexion amoureuse. Ceux qui ont le teint blanc, ils les appellent enfants des dieux ; ceux dont le teint est foncé ont un aspect viril ; le nez aquilin donne, selon eux, un air de roi; le retroussé, une physionomie gracieuse; la pâleur, ils affectent de dire que c'est une face à belle couleur de miel : tout leur plaît, tout les enchante. Car l'amour est comme le lierre : il est fort pour s'attacher à ce qu'il rencontre. Or celui qui aime à écouter et à s'instruire devra être beaucoup plus habile encore que l'amoureux à trouver sans cesse des raisons pour adresser en public des éloges intelligents à ceux qu'il aura entendus. En effet Platon conteste aux discours de Lysias le mérite de l'invention, et il lui reproche d'y mettre peu d'ordre; mais il n'en loue pas moins son style, la constante clarté de ses expressions, le tour harmonieux de ses périodes. On pourrait reprendre Archiloque sur le choix de ses sujets, Parménide sur sa faible versification, Phocylide sur ses négligences, Euripide sur sa diffusion, Sophocle sur ses inégalités. De même, sans qu'il y ait non plus à en douter, parmi les orateurs celui-ci entend mal la partie des moeurs, celui-là ne sait pas émouvoir, cet autre ne sacrifie point aux grâces; mais chacun est loué pour le mérite spécial par lequel il intéresse et attire naturellement; et par conséquent les auditeurs peuvent avec facilité et abondance adresser d'agréables compliments à ceux qui parlent. D'ailleurs parmi ces derniers quelques-uns, à défaut de paroles approbatives, se contentent qu'on les regarde avec douceur, qu'on ait en les écoutant un visage calme, une attitude bienveillante et exempte d'hostilité. Il y a en effet maintenant, à l'égard des orateurs les moins goûtés une tradition reçue et appliquée à toutes les auditions en général. On reste assis sans témoigner de l'impatience ; on ne se penche pas; on se tient droit et l'on regarde celui qui parle; l'extérieur est celui d'une personne qui prête une attention sérieuse, l'expression du visage n'a rien de sombre ou de mécontent; loin de respirer l'insolence et la mauvaise humeur, la physionomie ne laisse pas même soupçonner que l'on ait d'autres soucis ou d'autres préoccupations. Dans un acte quelconque la beauté de son accomplissement tient en quelque sorte au concours, à l'ensemble de plusieurs détails qui se réunissent à propos pour réaliser un accord harmonieux et complet; au contraire, la laideur, l'inconvenance se produisent instantanément : il suffit pour cela du manque ou de l'excès maladroit de la première chose venue. C'est également ainsi qu'il en advient pour la manière d'écouter : si vous froncez le sourcil, si vous avez l'air mécontent, les yeux distraits, si vous vous agitez sur votre siége, si vous croisez alternativement vos jambes d'une façon peu séante, si seulement vous vous penchez, si vous chuchotez à l'oreille de votre voisin, si vous souriez, si vous baillez en homme qui a envie de dormir, si vous laissez tomber votre tête sur votre poitrine, toutes ces inconvenances et celles qui leur ressemblent sont repréhensibles, et il faut soigneusement les éviter. [14] Il en est qui se figurent, que toute la besogne est pour celui qui parle, et que les auditeurs n'ont rien à faire. Ils veulent qu'il se présente après avoir médite son objet et s'être parfaitement préparé ; mais eux, ils arrivent sans s'être préoccupés ou inquiétés le moins du monde des devoirs qu'ils ont aussi à remplir. Il s'asseyent là tout comme s'ils avaient été conviés à un festin pour profiter agréablement de la peine que d'autres auraient prise. Or, s'il y a des obligations imposées à un convive de bonne compagnie, il y en a bien davantage encore pour un auditeur. Il participe au discours, il est le collaborateur de celui qui parle; et il ne serait pas convenable qu'il exercât un contrôle sévère sur les imperfections de l'orateur, qu'il formulât une critique sur chaque mot, sur chaque fait, qu'il s'arrogeât sans y être autorisé le droit de commettre des incongruités et des solécismes en matière d'audition. Mais de même qu'au ieu de paume il faut que celui qui reçoit la balle règle avec exactitude ses mouvements sur les mouvements du joueur qui l'a lancée, de même, pour les discours, il y a une sorte de concordance entre celui qui parle et celui qui écoute, pour peu que l'un et l'autre tiennent à remplir leurs obligationf respectives. [15] II ne faut pas non plus se servir, en donnant des éloges, des premiers termes venus. Quand Epicure vient, à propos des billets tracés par ses amis, dire « qu'ils soulevaient des tonnerres d'applaudissements », c'est là un propos qui déplaît. Quelques-uns introduisent aujourd'hui dans les réunions d'auditeurs des exclamations qui devraient y être étrangères. « Divin ! » s'écrient-ils, « adorable ! incomparable ! » Comme si ce n'était pas assez de dire : « Bien ! plein de goût ! très vrai ! » ainsi que l'on s'exprimait pour louer les Platon, les Socrate, les Hypéride. C'est aller aux dernières limites de l'inconvenance , c'est calomnier ceux qui parlent, et laisser croire qu'il faille à leur orgueil des louanges exagérées. Des auditeurs bien désagréables encore sont ceux qui interpellent les orateurs avec des formules de serment, et qui procèdent, en exprimant leur témoignage, comme s'ils étaient au tribunal. D'autres ne le sont pas moins, qui commettent une confusion dénuée d'intelligence dans les diverses conditions des orateurs. A celui qui procède par argumentation philosophique ils crieront : « Voilà un mot piquant ! » à celui qui est âgé : « Quelle grâce! » ou bien : « Quelle fraîcheur ! » Des mots tels qu'on en laisse échapper dans des réunions de plaisir sont par eux transportés au milieu d'exercices scholastiques pour être appliqués à des philosophes. Ils accueillent le langage de la sagesse avec des compliments tels qu'on en ferait à des courtisanes : ce qui est la même chose que si à un athlète ils offraient une couronne de lis, de roses, au lieu d'une de laurier ou d'olivier sauvage. Le poëte Euripide faisait répéter à des chœurs une pièce de vers destinée à être chantée en musique, et quelqu'un se mit à rire. « Si tu n'étais pas une stupide et ignorante créature, lui dit Eschyle, tu ne rirais pas à propos d'un air composé sur le mode mixolydien». Je crois qu'un philosophe, un politique réprimerait l'insolence d'un auditeur évaporé en lui disant : « Tu me parais dénué de sens et incapable de suivre une direction : car autrement tu n'irais pas fredonner et danser à mes paroles, quand je te tiens un langage moral et instructif ou quand je parle des dieux ». Voyez, en vérité, ce qui se passe lorsqu'un philosophe prononce un discours. A entendre les cris, les exclamations que poussent les auditeurs réunis dans l'enceinte, ceux du dehors sont fort embarrassés pour reconnaître si c'est à un joueur de flûte, à un joueur de lyre ou à un danseur que s'adressent les applaudissements. [16] Les avis et les réprimandes ne doivent pas plus être écoutés avec indifférence qu'avec faiblesse. Car ceux qui supportent aisément et avec dédain les blâmes des philosophes, ceux qui vont jusqu'à rire des admonitions et à en remercier les admonestants, comme font les parasites devant les riches par qui ils sont nourris et bafoués, ces gens-là sont des effrontés fieffés, des insolents, et ils donnent une triste et douteuse preuve de leur fermeté en déployant une telle impudence. Si une raillerie non injurieuse et tournée spirituellement est lancée d'une façon plaisante, il n'y a ni lâcheté ni sottise à la recevoir avec égalité d'humeur et gaîté : c'est agir en homme d'un esprit libéral, en vrai Laconien. Mais quand pour vous reprendre et vous corriger, pour redresser en vous certain travers, on emploie, en guise de remède violent, un langage injurieux, irez-vous l'entendre sans une sorte de contraction, sans que la sueur vous monte au front, sans que vous soyez saisi de vertige ? Ne vous enflammerez-vous pas de dépit? Resterez-vous impassible, souriant et prêt à railler vous-même ? S'il en est ainsi, je verrai en vous un jeune homme déplorablement étranger à tout instinct généreux, privé du sentiment de la honte à force de commettre constamment de honteuses actions, et sur l'âme de qui, comme sur une chair endurcie et calleuse, la trace des coups ne laisse aucune impression. A côté des jeunes gens que je viens de dépeindre il en est d'autres qui, animés de dispositions toutes contraires, s'indignent si une seule fois on leur adresse des paroles de blâme ; ils tournent aussitôt les talons et abandonnent la philosophie. L'excellent germe de conservation morale que la nature avait mis en eux, à savoir la pudeur, ils le perdent par faiblesse et lâcheté, incapables qu'ils sont d'endurer un reproche et d'accepter généreusement les corrections. Ils détournent leurs oreilles du côté des discours complaisants, agréables, mais infructueux et inutiles, que leur tiennent des flatteurs ou des faux philosophes à la voix enchanteresse et pleine d'attraits. Ainsi, de même que le malade qui, après une incision, fuit le chirurgien et ne veut pas laisser bander sa plaie, a subi la douleur de l'opération sans profiter de la guérison que lui aurait assurée le traitement ; de même, si un discours vous a blessé en portant à vif sur vos imperfections, vous ne permettez pas que la plaie se cicatrise et disparaisse. Pourquoi lorsqu'une parole sage vous a mordu, vous a fait souffrir, ne pas recueillir l'utilité qu'elle contient? Ce n'est pas seulement la blessure de Télèphe, comme dans Euripide, que « Guérit le fer râclé qui tombe de la lance »; les blessures que le discours incisif de la philosophie imprime sur l'âme des jeunes gens bien nés, c'est la parole même qui doit les guérir, comme c'est elle qui les a faites. Il faut accepter ces souffrances, ces morsures, sans que les reproches nous écrasent et nous découragent. Ce doit être à nos yeux le prélude de notre initiation à la philosophie. Supportons les premières purifications, les premiers troubles, dans l'espérance que ces tourments et ces épreuves amèneront des dédommagements aussi doux que glorieux. Même si la réprimande semble avoir été injuste, il y a du mérite à supporter avec patience et résignation celui qui l'inflige. Mais quand il aura fini son discours, il faudra avoir une conférence avec lui afin de se justifier, et on le priera de réserver pour une faute véritable la franchise, la rigueur dont il vient d'user. [17] Encore une recommandation. De même que pour apprendre à lire, à jouer de la cithare, à s'exercer dans la palestre, les commencements de l'étude sont pleins d'embarras, de labeur et d'obscurité, mais qu'en avançant on s'habitue peu à peu à ces pratiques élémentaires et que l'on fait connaissance avec elles comme avec des personnes, si bien que tout devient agréable, familier, facile à dire, facile à exécuter; de même la philosophie offre, il est vrai, dans les commencements quelque chose de sec et d'étrange et par les mots qu'elle emploie et par les matières dont elle traite ; mais il ne faut pas que la crainte de ces préliminaires nous détermine à la laisser de côté, à fuir en hommes qui manquent de courage et que le moindre bruit épouvante. Que nos efforts s'appliquent avec persévérance sur chaque détail, que notre désir d'avancer soit constant, et nous pourrons compter sur les effets de l'habitude, qui a la propriété de rendre agréable tout ce qui est beau et honnête. Elle ne tardera pas, en effet, à venir : elle jettera une vive clarté sur l'objet de nos efforts, et nous inspirera des amours immenses pour la vertu. Mais si ces amours nous manquent, nous ne serons plus que des malheureux ou des lâches, nous traînerons péniblement le reste de notre existence, déchus, faute de coeur, des hautes destinées où nous appelait la philosophie. Peut-être, en effet, dans le commencement ces matières offriront-elles aux esprits neufs et sans expérience quelques difficultés pour être comprises ; mais, le plus souvent, c'est par leur fait personnel que les jeunes gens restent dans les ténèbres de l'ignorance ; et avec des natures différentes ils tombent dans une faute commune. Les uns, péchant par trop de honte et de réserve, hésitent à questionner celui qui fait la leçon, à s'assurer indubitablement de ce qu'il a dit, et par leurs signes de tête affirmatifs ils laissent croire que la parole a pénétré dans leur intelligence. Il y eu a que préoccupe l'ambition, aussi déplacée que vaine, de prévaloir sur les autres ; et pour faire preuve de vivacité, de force, de promptitude dans la conception, ils disent, avant d'avoir saisi, qu'ils comprennent parfaitement, et de cette manière ils ne retiennent rien. Qu'arrive-t-il de là ? Les premiers, avec leur honte et leur silence, se chagrinent quand ils se sont retirés. Leur embarras est tel qu'ils finissent par céder à la nécessité : ils vont, une seconde fois, plus honteux encore, importuner celui qui a parlé ; et les voilà reprenant chaque question, revenant sur le discours entier. Quant à nos prétentieux, à nos superbes, ils s'occupent constamment de dissimuler et de couvrir l'ignorance qui est restée dans leurs esprits. [18] Nous repousserons donc toute lâcheté en ce genre, aussi bien que toute fanfaronnade. Décidés à nous instruire, à nous approprier au profit de notre intelligence les discours utiles, laissons rire de nous ceux qui se regardent comme des génies privilégiés, et songeons à Cléanthe et à Xénocrate. L'un et l'autre ils paraissaient plus lents que leurs condisciples, mais ils ne discontinuèrent jamais d'apprendre et ne se découragèrent pas. Ils étaient les premiers à rire d'eux-mêmes, et se comparaient à des vases de goulot étroit et à des tablettes de bronze, ce qui voulait dire, qu'ils recevaient l'instruction avec difficulté, mais qu'ils la retenaient d'une manière sûre et durable. Car non seulement, comme dit Phocylide, « Pour être homme de bien il faut plus d'un mécompte », mais il est nécessaire encore d'avoir été souvent l'objet de brocards, d'humiliations , de sarcasmes, de plaisanteries de mauvais goût ; et c'est après avoir de toutes ses forces repoussé l'ignorance, que l'on finit par triompher d'elle. On ne doit pas, non plus, négliger de se tenir en garde contre une faute opposée, celle où tombent les auditeurs que leur compréhension tardive rend désagréables et fatigants. Ils ne veulent jamais payer de leur personne, jamais se donner aucun embarras, tandis qu'à celui qu'on écoute ils en suscitent par les questions réitérées qu'ils lui adressent sur les mêmes matières. Comme des petits oiseaux encore dénués de plumes, ils attendent, toujours béants, une bouche étrangère, et il leur faut, en quelque sorte, une nourriture toute prête et déjà toute mâchée. D'autres, recherchant mal à propos une réputation d'auditeurs très attentifs et très pénétrants, importunent par leur bavardage et par leur curiosité celui qui fait la leçon. Ils proposent toujours quelques doutes nouveaux là où ce n'est nullement nécessaire, et ils réclament des démonstrations pour des objets qui n'en ont pas besoin. Ainsi pour eux s'allonge un chemin des plus courte comme dit Sophocle; et non seulement pour eux, mais encore pour les autres. En effet ils s'emparent chaque fois du maître par leurs questions, aussi vaines et aussi superflues que celles qu'échangent entre eux des promeneurs; et ils font disparaître toute suite dans l'enseignement par ces interruptions et ces retards. Ils ressemblent, selon Hiéronyme, à ces chiens peureux, à ces roquets, qui à la maison mordent la peau et tirent le poil des bêtes apportées mortes, mais qui n'attaquent point elles-mêmes le gibier sauvage. Engageons ces gens à l'esprit paresseux, quand ils auront mis dans leur tête les points principaux d'un discours, à composer en eux-mêmes le reste, à faire cheminer en quelque sorte pas à pas leur imagination en même temps que leur mémoire, et à regarder la parole du maître comme un principe et un germe qu'il s'agit de nourrir et de développer. Car l'esprit n'est pas comme un vase qui a besoin d'être rempli; c'est plutôt une substance qu'il s'agit seulement d'échauffer; il faut inspirer à cet esprit une ardeur d'investigation qui le pousse vigoureusement à la recherche de la vérité. Supposez un homme qui va demander du feu chez des voisins, et qui, trouvant là un brasier vaste et bien flambant, y reste jusqu'à la fin pour se réchauffer : de même, plus d'un, qui était venu recueillir la parole d'un autre, croit n'avoir pas besoin d'allumer son propre feu, le feu de son intelligence personnelle; il est charmé de ce qu'il entend, et s'assied avec plaisir. A ce foyer il prend bien une sorte de rougeur et d'illumination: je veux dire que de tels discours l'aident a se former une opinion; mais les souillures, les ténèbres de son âme ne sont pas dissipées par cette chaleur, et la philosophie ne l'en a pas débarrassé. Si pour acquérir la science de bien écouter on a besoin de quelqu'autre précepte, on se remettra en mémoire ce que je viens de dire précisément tout à l'heure, à savoir que l'imagination doit être exercée concurremment avec la mémoire. De cette manière nous acquerrons un mérite qui ne sera ni d'apparat ni d'emprunt, mais qui nous sera entièrement personnel, parce qu'il s'appuiera sur une solide philosophie et parce que nous nous serons bien convaincus que le commencement de bien vivre, c'est de bien écouter.
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